Olivier Fernay : « Une fois que les figuras auront coupé des oreilles sur du bétail français, le débat sera clos »

Traverser le Rhône, longer la Crau, et vous arrivez chez Fernay. Ici, en plein cœur du Pays d’Arles, on élève des toros braves depuis 1953. Soixante-dix ans d’histoire, portés d’abord par Ernest Fernay, puis par son fils Olivier, qui continue de faire vivre le fer camarguais parmi les plus anciens de France.

En août 2023, la ganadería a franchi un nouveau cap en présentant ses novillos à Madrid, temple mondial de la tauromachie. Un succès qui s’inscrit dans une trajectoire déjà marquée par de grands moments, de Barcelone en 2008 aux triomphes récents dans les arènes françaises.

Rencontre avec Olivier Fernay, héritier passionné d’une aventure taurine et familiale.

Au campo chez Olivier Fernay

Vos parents ont créé la ganadería en 1953. Comment est née cette aventure ?

Mes parents ont fondé la ganadería en 1953. Mais l’histoire remonte à mon grand-père, qui possédait déjà une manade de toros camarguais. Malheureusement, ce troupeau avait été décimé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, pour nourrir les troupes.
Mon père avait 20 ans en 1945, et il s’était toujours promis de créer une ganadería dès qu’il en aurait la possibilité. Mariés en 1947, mes parents se sont lancés six ans plus tard, avec uniquement du bétail d’origine espagnole.

À l’époque, en France, les pionniers de l’élevage de toros espagnols étaient Pouly, ancien directeur des arènes d’Arles, et Yonnet. Mon père leur a acheté du bétail à chacun pour constituer sa base. Il était passionné par le toro espagnol, car il toréait à cheval pendant la guerre. Il me semble qu’il a fait ses premières armes en 1943, un lundi de Pentecôte à Nîmes. Quelques années plus tard, il a également dirigé les arènes d’Istres pendant une dizaine d’années.

Comment s’est passée la suite ?

À cette époque, faire rentrer du bétail espagnol en France était quasiment impossible, notamment des sementales de qualité. Comme beaucoup d’éleveurs français, on récupérait alors du bétail de réserve, trouvé ici ou là. Cela permettait de faire tourner l’élevage, mais le résultat était aléatoire à cause du mélange des sangs et des origines.

Quand j’ai repris la ganadería dans les années 1980, j’ai voulu recentrer les choses. J’ai eu la chance d’obtenir un toro de Jandilla. À partir de là, j’ai orienté ma sélection dans cette lignée, même si les mères restaient issues de diverses origines.

En 2002, j’ai pu introduire mes premières vaches Jandilla et Luis Algarra, puis en 2006 du Victoriano del Río et du García Jiménez. Chaque apport s’est fait avec vaches et sementales. Le début de ce renouveau a eu lieu avec la ganadería Virgen María, que nous avions achetée en association. En 2010, nous nous sommes séparés : chacun a gardé sa part, après avoir déjà éliminé l’ancienne lignée d’origines incertaines.

L’objectif était clair : enlever toute incertitude liée aux origines mélangées, et travailler une lignée pure Juan Pedro Domecq, via Jandilla, Luis Algarra, Victoriano del Río et García Jiménez.

Novillo de chez Fernay

Pourquoi avoir choisi l’encaste Domecq ?

Parce que c’est la tauromachie qui me plaît avant tout. Les plus beaux moments que j’ai vécus dans une arène étaient avec du bétail Jandilla. Mais aussi parce que c’est l’encaste qui permet de vendre le plus facilement. En tant qu’éleveur français, il est plus simple de proposer une corrida ou une novillada issue du Domecq, plutôt que des origines plus compliquées à toréer, que beaucoup de toreros refuseraient et que peu d’empresa accepteraient de programmer. Il faut bien en vivre, et j’ai la chance que ce soit le cas.

Les toreros espagnols acceptent-ils de toréer des toros français ?

En tientas, j’ai eu la chance d’accueillir des matadors comme Manzanares, Javier Conde, El Cordobés… Tous ont été enchantés par la qualité du bétail et se disent prêts à toréer nos toros.

Le blocage vient surtout des apoderados : ils veulent protéger leurs toreros et éviter d’accepter une fois des toros français, de peur d’avoir ensuite à accepter toutes les propositions.
Aujourd’hui, une dizaine de ganaderías espagnoles fournissent la majorité des figuras. Tant que ça leur suffit, ils y restent. Pour que ça change, il faut une volonté des empresas d’imposer une corrida française avec une figura en tête d’affiche, et que les apoderados jouent le jeu. Une fois que les figuras auront coupé des oreilles sur du bétail français, le débat sera clos.
La chance actuelle, c’est que pratiquement tous les novilleros « figuras » actuels ont déjà toréé des novillos français.

Combien de bêtes compte la ganadería ?

Nous avons environ 70 mères reproductrices et 4 sementales. Je conserve toujours une souche pure de chaque origine (Jandilla, Algarra, Victoriano, García Jiménez), afin de préserver les lignées des sementales. En parallèle, je fais des croisements pour apporter à l’un ce qui peut manquer à l’autre.
Dernièrement, j’ai introduit un lot de vaches de Joselito. Après les tientas, j’ai gardé les meilleures, que je vais mettre avec différents sementales, tout en préservant les différentes souches d’origine.

Quelle camada cela représente-t-il ?

Chaque année, nous avons environ une trentaine de mâles, ce qui permet de préparer trois lots, ce qui est déjà bien. Depuis quelques années, j’ai la chance de sortir dans de grandes arènes : Madrid, Nîmes, Bayonne en 2024, et cette année Arles. Ce sont des arènes de première catégorie, où il faut préparer les novillos comme si c’était pour Madrid. Avec une trentaine de mâles, j’ai un peu de réserve pour présenter des lots homogènes.

Novillo lidié à Bayonne en 2024 ©Paul Ribat

Votre ganadería est régulièrement sortie en première catégorie. Comment l’expliquez-vous ?

Simplement par les résultats. À Istres, pendant le Covid, Juan Leal a lidié deux de mes toros pour un total de quatre oreilles. L’année suivante, j’ai pu présenter une corrida complète, où tous les toreros sont sortis a hombros, et une excellente novillada avec six oreilles coupées. Cela a suscité l’intérêt de l’empresa de Madrid, qui m’a appelé pour me demander une novillada.

Comment réagit-on lorsque Madrid vous appelle ?

C’était un mélange d’excitation et de stress. J’ai accepté, bien sûr, et préparé le lot en fonction des critères de Madrid et des conseils des veedors. Quinze jours avant, ils ont vu les novillos et n’avaient aucune objection : les huit pouvaient être embarqués.

Mais les choses se sont compliquées. L’embarquement a eu lieu le jeudi soir, et les novillos n’ont été débarqués à Las Ventas que le lendemain à 13h, après presque 18 heures sans eau ni nourriture, en plein mois d’août. Ils étaient affaiblis, et la commission a refusé cinq des huit novillos. Trois seulement ont été approuvés. Dans la nuit, deux se sont battus, et l’un s’est blessé : il ne restait que deux toros valides.

Malgré cela, l’un des deux a été remarquable. Il y a eu pétition d’oreille, refusée par le président. Mais les professionnels, comme Florito, le veedor de Madrid, m’ont félicité pour la présentation et la qualité du lot, même ceux qui n’étaient pas sortis. C’était une belle reconnaissance, même si je reste avec un petit goût d’inachevé : les novillos refusés ont ensuite très bien marché ailleurs, notamment à Nîmes en tant que toros.

Novillo de Olivier Fernay lidié dans les arènes de Madrid, 2023

En 2025, nous n’avons pas vu beaucoup vos toros dans les arènes, comment cela s’explique ?

En 2025, j’ai volontairement limité la camada : une novillada complète à Arles, trois novillos à Soustons et trois à Béziers. Je préfère garder ma camade pour préparer une corrida complète l’an prochain.

Quelles sont vos sources de revenus ?

Mais la ganadería ne suffit pas à elle seule à s’autofinancer. C’est pourquoi nous avons diversifié nos activités avec le tourisme. Nous avons une salle de réception et un restaurant, et nous accueillons toute l’année des groupes, des entreprises, des peñas, des agences de voyage. Beaucoup de visiteurs viennent découvrir la Camargue, les chevaux, les toros. Certains n’avaient pas une image positive de notre monde, et repartent avec un regard différent, même s’ils ne deviendront pas forcément aficionados.

Nous accueillons aussi des scolaires, et organisons des soirées avec spectacles équestres et musique flamenca. Cela permet de transmettre notre culture et d’assurer des revenus complémentaires indispensables.

Juan Leal à Istres en 2020 avec un toro de Fernay

Quel est votre regard sur l’avenir de la tauromachie ?

Aujourd’hui, la période est plutôt favorable, mais pour combien de temps ? Nous restons sous la menace permanente des attaques anti-corrida. Le milieu ne se défend pas assez collectivement.
Il y a aussi un enjeu économique : certaines corridas ou novilladas sont annulées ou non renouvelées faute de public. Pour les éleveurs français, le prix de vente des toros ne bouge pas, alors que les charges augmentent chaque année.

Être éleveur en France, c’est être riche… ou fou ! Riche, on ne l’est pas. Fou, on l’est sûrement, mais fou de toros. Et malgré tout, on continue, parce que cette passion est plus forte que tout !

Entretien réalisé par Jean Dos Santos en Avril 2025