Juan Belmonte : L’homme qui toréa trop près de la mort

En cessant de fuir le toro, Juan Belmonte a changé la tauromachie pour toujours. Immobile, vertical, presque figé face à l’animal, il impose au début du XXᵉ siècle une façon de toréer qui rompt brutalement avec tout ce qui se faisait auparavant. Le danger n’est plus esquivé : il est assumé, provoqué, installé au cœur même de la faena. Avec Belmonte naît le toreo moderne, mais aussi une nouvelle proximité avec la mort.

Cette révolution n’est pas un choix esthétique, mais une nécessité. Né dans le quartier populaire de Triana, à Séville, Belmonte n’a ni le corps, ni l’agilité des toreros de son temps. Frêle, mal bâti, souvent paralysé par la peur, il comprend qu’il ne survivra qu’en supprimant le mouvement. Rester sur place devient sa seule issue. Ce handicap transformé en génie fera de lui une figure centrale, mais condamnera aussi son corps.

Les triomphes s’enchaînent, tout comme les blessures. Cornadas, fractures, douleurs chroniques : Belmonte torée avec un corps qui se dégrade rapidement. Chaque pase est une mise en jeu totale. Contrairement à d’autres, il ne joue pas avec le risque : il vit dedans. Cette tension permanente, admirée par le public, devient peu à peu un fardeau intime.

La retraite, pour Belmonte, est impossible. Il tente de quitter l’arène, y revient, puis s’en éloigne à nouveau. Hors des plazas, la vie lui semble vide, presque illégitime. Vieillir est pour lui une forme de défaite. La reconnaissance sociale, l’aisance matérielle et la gloire ne compensent jamais la perte de ce face-à-face vital avec le toro.

Le 8 avril 1962, dans sa finca, Juan Belmonte met fin à ses jours. Un geste froid, réfléchi, sans emphase. Non pas un cri, mais une décision. Il choisit de mourir avant de devenir un homme diminué, étranger à ce qu’il avait été. Belmonte n’est pas mort dans l’arène, mais il n’a jamais accepté d’en sortir.

Lecture – Belmonte selon Chaves Nogales

La lecture du livre de Manuel Chaves Nogales, Juan Belmonte, matador de toros, apporte une clé essentielle à cette trajectoire. Ayant personnellement lu cet ouvrage, on y découvre l’enfance et les débuts de Juan Belmonte, un jeune homme tourmenté et profondément humain. Nogales ne juge pas : il observe. Il montre un homme prisonnier de sa cohérence, incapable de transiger avec lui-même. Son suicide n’apparaît alors ni comme une faiblesse, ni comme une provocation, mais comme l’ultime fidélité à une vie vécue sans recul.

Belmonte a toréé trop près de la mort. Il a aussi vécu trop près d’elle. Et c’est sans doute pour cela que, plus d’un siècle plus tard, son ombre plane encore sur chaque torero qui ose rester immobile face au toro.

Jean Dos Santos